Témoignage de Luc Besnier-Chef d'entreprise
Mercredi 31 octobre, 9h45. La procureur se lève et dit :
« Le ministère public refuse le redressement judiciaire demandé par la société ReflexParis... »
Le président du tribunal de commerce de Paris ajoute : « Venez prendre connaissance de la délibération à 14h15, en salle 2. »
’étais venu, mercredi matin, défendre mon projet de redressement de l’entreprise que j’ai montée en 1988, il y a bientôt 25 ans, devant cinq personnes qui ne m’ont pas écouté.
J’ai été reçu quinze minutes, montre en main, et littéralement massacré en un seul round, assailli de questions hors de propos par un juge, dont j’ai découvert après – merci Google – qu’il était marchand de tapis orientaux. En effet, les juges des tribunaux de commerce sont des commerçants, ce qui les rend en principe solidaires et compréhensifs.
Pourtant, ce plan de redressement était bien préparé. Faisant face à des difficultés dues à la crise en France, j’étais revenu en juin des Etats-Unis (où je développais l’international, expatrié depuis un an), au chevet de mon entreprise malade.
D’incrédule à déterminé, de combatif à enragé, de désespéré à résigné, je suis passé par tous les stades, jusqu’à assumer l’inévitable, la déclaration de cessation des paiements, que j’ai déposée le 12 octobre, avant d’être hier convoqué pour obtenir un redressement judiciaire… Je ne savais pas qu’on ne pouvait pas l’obtenir, et surtout c’est insensé.
Ils m’ont pris pour un voyou
Ancien élève des beaux-arts de Paris et PDG autodidacte, je ne me suis jamais approché de ces cercles très techniques, que sont les administrateurs, tribunaux, mandataires et juges.
En près d’un quart de siècle, j’ai connu la croissance, des crises, embauché des centaines de personnes, payé des millions de charges sociales et d’impôts, gagné une centaine de clients, perdu pas mal aussi, travaillé beaucoup, ouvert New York, Shanghai et Londres et certainement fait des erreurs, mais jamais de malhonnêteté. Aujourd’hui à Paris, j’emploie 30 personnes fantastiques, je sers 35 clients prestigieux, je sous-traite auprès d’une centaine de fournisseurs valeureux. Et mon chiffre d’affaires est passé de 6 à 4 millions d’euros en un an.
Et en quinze minutes, un commerçant en colère et une procureure en pleine forme me rayent de la carte. C’est un malentendu. Je pense qu’ils m’ont pris pour un voyou qui voulait se restructurer sur le dos de l’Etat. Ils ne m’ont pas entendu, mon sort était scellé avant que je n’entre dans la pièce.
Ils ne veulent pas que je sauve dix emplois
Abasourdi, je rentre à mon bureau pour attendre le verdict de 14h15. Mes employés, que je tiens au courant de la situation chaque semaine depuis que l’entreprise s’enfonce dans la crise, m’attendent et me soutiennent, en me disant que c’était pour me faire peur le jour d’Halloween, et que le verdict sera bien sûr en faveur du redressement. On ne peut pas liquider une entreprise comme ça, surtout si le chef d’entreprise fait face, sauve des emplois et rembourse le passif.. J’appelle ma femme, je craque un peu, pour la première fois dans cette succession d’épreuves et d’humiliations qui durent depuis quatre mois.
Mercredi 31 octobre, 14h15. La salle 2 est grandiose et doit faire plus de 300m2, tentures et boiseries, immenses fenêtres sur la Seine... Elle est déserte : nous sommes trois dans la salle. Je crois m’être trompé de lieu, je suis tendu... Les minutes s’égrènent.
Ils arrivent soudain, s’excusant de leur demi-heure de retard due à une matinée très chargée, ce ne sont pas les mêmes personnes. Ils appellent mon affaire, je m’avance. Ces hommes vont, je m’y attends maintenant, prononcer la liquidation sèche de ReflexParis. Ils ne veulent pas que je rembourse mes dettes, ils ne veulent pas que je sauve dix emplois sur trente. Je ne comprends pas, mais je me prépare psychologiquement à prendre le coup.
« Donc je vais être liquidé ? »
« Monsieur Besnier, votre demande de redressement judiciaire a été refusée, au motif d’une trésorerie trop faible ainsi que d’une demande de licenciement trop importante. Affaire suivante.
– Donc je vais être liquidé ?
– Ah non, c’est comme vous voulez.
– Je ne comprends pas ?
– [Agacé] Ecoutez monsieur, vous avez maintenant trois choix : soit faire appel de cette décision, ça va prendre du temps ; soit continuer votre entreprise sans redressement ce qui semble impossible ; soit déposer à nouveau une déclaration de cessation des paiements, demander vous-même la liquidation, et être reconvoqué dans quinze jours pour en discuter.
– Excusez-moi, je ne suis pas sûr de comprendre, il faut que je redépose une nouvelle demande pour demander moi-même ma liquidation ?
– Ah mais vous auriez pu voir ça ce matin avec mes collègues, s’ils ne vous l’ont pas proposé c’est trop tard, mais dépêchez-vous maintenant car votre responsabilité est engagée. Au revoir, monsieur. »
Fin du round 2 : je suis complètement sonné.
On me refuse de l’aide
Je tente de mesurer l’ampleur des dégâts. Non seulement un outil que j’ai mis une vie à construire est anéanti, mais on me refuse le redressement pour le soigner, et pour finir on me demande de refaire la queue pour venir demander moi-même de me liquider. On me refuse de l’aide, et on m’oblige à nouer la corde pour me pendre.
Le nouveau délai de convocation est l’ultime absurdité : je ne peux toujours rien payer depuis déjà la première déclaration de cessation des paiements, ce qui est odieux pour tous et surtout mes salariés. C’est un piège qui ne profite a personne…
Depuis plusieurs semaines, j’avais préparé les équipes, mesuré les ardeurs, consolé ceux qui partaient, motivé ceux qui restaient, prévenu les fournisseurs, rassuré les clients, préparé la reprise, ouvert un compte prévu pour, rencontré tous les conseils pour être sûr de tout bien faire, dans les règles, fait et refait les business-plans, les hypothèses hautes et aussi les conservatrices, opté pour le plus juste et le plus solide, pour rembourser les 1,5 million d’euros que ReflexParis doit à ses fournisseurs qui comptent dessus, augmenté des 500 000 euros pour les licenciements, tout en garantissant à ceux qui restent une entreprise pérenne et capable d’assumer la montagne qu’elle aura à remonter.
Pour l’honneur, pour la réputation, pour l’amour du travail bien fait, pour recréer de la richesse, de l’emploi et de la valeur.
Je commence à désespérer
Travail anéanti, gâchis insensé, car si je demande une liquidation, tout s’arrête et c’est le contribuable qui paie les dettes et non plus ma société. Mes clients ne seront pas livrés, mes fournisseurs pas payés, certains risquent de partir eux-même au tapis. Et on met dix personnes de plus au chômage, ceux-la même qui m’aident à tout remonter.
Je ne vais pas faire appel je pense, c’est trop long. Je ne peux me résoudre à demander moi-même la liquidation, je risque sans doute des conséquences plus graves. Je n’en sais rien, je vais envisager cela avec mon avocat.
Je vais redemander la même chose en espérant tomber sur des juges plus ouverts et cette fois ci-être préparé à me faire comprendre. Je suis à nouveau convoqué le 15 novembre.
Je vais essayer, avec cette histoire, de faire entendre ma voix, partager cette expérience et ce sentiment d’injustice absolue. J’ai toujours respecté les règles, je n’ai jamais profité du système, réclamé quoi que ce soit. Je commence vraiment à désespérer que mon pays s’en sorte avec une pareille organisation.
(Source: Rue89 6/11/2012)